Un récit de Setu par Robin Garnier-Wenisch

des diamants dans la poche,
SETU 2022 par Robin Garnier-Wenisch

Jour 1

Je suis arrivé avec une heure d’avance, je suis arrivé parce que je viens chaque année, mais cette année-ci c’est un peu différent, cette année on m’a demandé de venir -on m’interdit pas de venir d’habitude hein- mais cette année, on m’a demandé de venir et pis d’écrire sur tout ça, le festival, les participanx, l’ambiance, faire un truc à ma sauce. J’ai mis du temps, j’ai pas trouvé la bonne sauce directement, on ne s’en rendra peut-être pas trop compte, mais j’crois que c’est important de le dire en intro. J’ai mis du temps parce que pas simple, parce que commande aussi, mais commande libre, mais commande quand même, alors forcément scrupules, peur de mal faire, sentiment d’illégitimité, de passer à côté, reculer pour mieux sauter, enfin tout ça quoi. J’ai eu du mal parce que parler pour sa pomme, depuis sa propre pomme comme je le fais d’habitude c’est facile, mais parler du verger, des arbres, du climat, des aides, des maraîcher·e·s c’est plus galère. J’me permets, pardon, ce sera pas long, mais j’ai un peu le temps et puis je vous l’ai déjà dit mais je suis en avance, Setu n’est pas encore officiellement ouvert et le temps que je termine tout s’est refermé. J’en profite donc pour me balader dans cet interstice un peu chelou constitué pour partie de mes souvenirs et de mes notes, me préparer dans le mental et dans le physique parce qu’en plus la programmation de l’édition 2022 fut particulièrement costaude avec 15 artistes invité·e·s. Je repars donc de quand je suis arrivé, de quand j’arrive c’est-à-dire le samedi, un peu en avance, je gare la voiture sur un plan plat à quelques centaines de mètres de l’accueil et installe mon couchage impec’. En descendant le vallon qui mène à l’accueil, le petit fantôme bicéphale -mascotte du festival- me fait coucou.

Y’a un petit zef, pas méchant, mais quand même, je zippe la veste et me glisse le zen sous l’écharpe. Il fait toujours un peu frais à Setu, faut penser à se couvrir, penser à la pluie, penser aussi à ses fesses et prévoir un fute capable de se frotter à de la terre humide et pourquoi pas à un peu de crotte de chèvre ou à une bouse de vache. Le site est sur une petite colline toute ronde et douce au bord d’un précipice qui tombe dans un vallon vers une forêt et un cours d’eau qui glougloute. Ces lieux, au fur et à mesure des années et des éditions, on finit par bien les connaître et les nommer dans un jargon mi-officieux mi-officiel. Il y a une grange qu’on appelle crèche, un barnum nommé accueil et une voiture appelée navette, conduite cette année par les pirax des bozar du coin qui performent à tour de rôle pendant les trajets gare SNCF de Quimper jusqu’à la ferme de Menez Roz Yan : cette partie est chapeautée par Lala que je croise de loin et qui me fait un petit coucou fatigué, salut Lala content de te retrouver, on parle pas trop de l’école, c’est encore un peu les vacances.

Dans les choses qui ne bougent pas, et que je retrouve avec plaisir il y a la boisson gingembre, les théières aux mille couleurs, les guêpes sur les tables bistrot, les animaux, le camping 1 et le camping 2, le tas de fumier, et l’équipe cuisine qui s’affaire dans des préparations savantes. Cette année il y a aussi ces grandes nuées de boules de pollen blanc, semblables à de gros flocons qui volent au gré du vent, Maxou un jour m’a raconté que pour les tournages Holywoodiens des années 50 on utilisait de l’amiante soufflé pour simuler la neige, je pense à ça, je sais pas pourquoi, j’y pense c’est tout.

En parlant de vent, voilà que j’aperçois passant entre les rangs plus ou moins ordonnés des gentes qui se déplacent depuis l’accueil vers les campings, la revue Phylactère distribuant à tour de bras des petits rouleaux blancs. Phylactère c’est un duo composé par Roxanne Maillet et Auriane Preud’homme, pour l’occasion elles se sont habillées de vêtements blancs pétants (tee-shirt, pantalons, casquettes) sur lesquels ont été placés en lettres imposantes et sans empattement une sélection de mots de Jacqueline Aubenas tels qu’usurpatrices de parole, commères, plagiates, rapineuses d’argot, enfin bref tout un lexique manifeste de cette idée de rendre la parole, de donner de la voix. J’ai mis un peu de temps à piger que pendant toute la durée du festival, le duo allait se déplacer, armé de cagettes à bretelles desquelles sortent, telles des langues bien pendues ou enroulées sur elles-mêmes, des tickets thermo-printés retranscrivant de diverses manières les performances des autres. Ces langues sont offertes de la main à la main comme des langues-témoins déroulées dans le sens du vent, comme ces petits poissons manches à air qu’on croit voir flotter quand on pense au Japon. Un peu partout, je croise des gentes qui manipulent, qui déroulent ces narrations pensées en collaboration avec chacun·e des artistes présent·e pour cette édition. Certain·e·s les gardent en main, les font rouler sous la pulpe de leurs doigts comme des cigarettes, d’autres comme moi se saisissent de toutes ces langues et les glissent dans le fond de leurs poches, pour plus tard. Plus tard, c’est aussi maintenant, sur le rebord de ma bibliothèque encerclées d’autres voix, d’autres langues bien rangées sagement à deux doigts de s’envoler et de beugler tout partout.
Je note vite fait sur mon portable, j’ai opté pour la technique bloc-note, je serais dépendant à l’électricité mais ce sera moins chiant que de tout retranscrire depuis un calepin, et puis j’ai la calligraphie calamiteuse alors je pianote du bout de mes pouces et index et me dirige, le nez dans mon écran vers une personne qui parle seule.
Face aux roseaux,
aux poules et aux canards,
face au sentier.
Sur un banc, assise, un haut jaune fluo, chaussettes jaune fluo, lunettes de soleil, fute kaki à rayures, elle parle, elle parle pas, non, elle cause. C’est une parole qui imite la parole de celleux qui parlent comme c’est qu’on parle quand on veut parler aux autres, elle parle radio comme on parle quand on sait plus quoi dire et qu’on est en bagnole et que le silence s’installe et que le silence il faut genre pas trop le laisser s’installer. Faut pas trop laisser le silence parce qu’on nous a dit que le silence c’est autre chose, le silence c’est une intention, c’est une autre manière de causer mais c’est limite causer autrement et sans doute pas compris de la même manière, alors il faut briser le silence, alors on meuble, on meuble audio, on meuble radio. Carla Adra elle, elle attend sur son banc, elle parle, elle parle comme ça, sans s’arrêter en fait, dans son micro, elle parle et tout le monde l’entend sans l’entendre. Elle est la radio elle est Chérie FM, elle chante, elle fait les pubs, elle est Norauto, Zalando, une promo Carrefour, Garou, Zazie.
« 9 jours la vie c’est du velours »
Elle hésite, butte un peu sur les mots.
« Chaque jour dépendance à l’amour ».
« Pyongyang désavoue son espionne ».
On suit sans suivre, on entend sans vraiment comprendre. On finit par se perdre complètement dans ce flot ininterrompu de langage. De temps en temps quelqu’un passe et change de station.

Hé ho hé ho hé ho
La première performance va commencer à l’entrée de la prairie
Hé ho hé ho hé ho

J’ai vu passer une personne avec un mât amplifié genre guide touristique dans la baie du Mont Saint Michel alors, sans trop réfléchir, je me suis mis en marche vers la prairie, suivant la petite foule qui se masse doucement vers Matthieu qui nous attend, un genre de couette queen-size enroulée sous le bras droit. Il pose la couverture à sa gauche sur l’herbe, dos au vallon. La main droite posée sur sa poitrine jaune qu’il frappe d’un rythme d’abord discret puis de plus en plus ample, il frappe et sa cage thoracique devient une chambre d’écho, il frappe et ça fait papapa pan pan pan boom. Je sais pas pourquoi, ça m’a marqué, même plusieurs mois après j’repense à ce truc de rythme thoracique, cette manière simple mais si efficace de planter le décor : c’est un truc à piquer je me dis ça, je vais le piquer. Matthieu habille avec son corps un texte qu’il déroule depuis le là-dedans de sa tête, il introduit les phrases entre le crochet de ses doigts : Anon, premier chapitre d’un livre que Virginia Woolf entreprend d’écrire en 1940, six mois avant de se donner la mort. Un livre, une liste d’annotations, de recherches et de questionnements de l’autrice, rassemblées d’abord sous le nom de Reading at Random puis Turning the Page. Matthieu Blond est ici pour nous performer une édition spéciale de son Journal, cette édition est à l’invitation de Simon Asencio qui s’est donné comme consigne de collecter et de traduire des morceaux d’archives de cet ensemble écrit par Virginia Woolf. Le résultat, un fragment de ce résultat est ici face à nous et c’est Matthieu qui nous en parle, précisant que ce que nous voyons, ce que nous entendons est un travail en cours qui s’expérimente face à nous, en plein soleil, tandis qu’une autre partie de ce travail nous attend tout à l’heure, un peu plus loin dans la prairie avec Simon.
Il finit son explication, ferme les crochets de ses doigts, tourne les pages et lit.
3 octobre la vie d’un livre, prendre un livre vivant et sa trace.
Il mime, il interprète. Il lèche son index, tourne une nouvelle page.
Il ouvre complètement sa couverture, des dessins sont tracés dessus, c’est une carte composée de morceaux de feutrines cousus, j’aperçois un ensemble de roches dressées qui me font penser à Stonehenge.
Il y a toujours un enfant qui pleure ou qui parle ou qui râle, on lui sourit, l’enfant ne se calme pas, on poursuit. Je pense à Edmée qui n’est pas là et qui me manque toujours quand je ne l’ai pas avec moi. Matthieu replie sa carte, la porte sur sa tête comme une coiffe.
Quand il tourne une page, il en cite la pagination et la mime en chiffre romain avec ses doigts, le V devient un 5, lorsque le majeur s’enroule autour de l’index on entend “10” et ainsi de suite. Sa carte devient tour à tour vêtement, coiffe ou masque, il saute de part en part. Danse, tend lentement ses mains fragiles dans les airs, y ajoute de la force, les agitent fébriles, les retombent, les remontent et les perd. Il incarne la partition pensée, collectée et traduite par Simon, nous parle de choix, d’affirmation dans le transfert d’une langue à l’autre, de réfléchir depuis l’époque où la matière pour que gallery anglaise reste galerie et pas balcon.

À la fermeture de ce Journal une étrange créature traverse la foule en courant, elle joue d’un instrument à cordes qui semble désaccordé, porte un masque au bec long qui pointe vers le sol et une crinière verte, la vision est fugitive, je me jure de plus tard enquêter sur ce mystère.

La radio de Carla, qui s’était tue pendant le Journal de Matthieu, redémarre « on peut comprendre plusieurs choses et donc nous-mêmes, il y a quelqu’un qui nous a fait pleurer récemment et c’est Christian Boltanski écoutons ce qu’il a à dire sur votre travail et tôt, très tôt ». J’entends aussi l’instrument à corde désaccordé peut-être là-bas en bas (suivez mon doigt), peut-être derrière les roseaux, peut-être derrière l’arbre qui garde l’entrée de la ferme.

Difficile d’écrire sur ce qu’il se passe, voici des fragments des notes prises pendant le concert de Radio Hito. J’avais pris des photos, je les remate, remonte loin dans mes souvenirs, mais rien ne matche mieux que ce qui va suivre, c’est décousu, c’est imparfait, mais c’est sincère.

C’est une cérémonie chantée, aux échos profonds. Les yeux mi-clos brûlés par le soleil, elle chante en italien, un clavier posé sur ses genoux. La nuit est à nos portes, le vent des eaux se charge du sel de vagues qu’on imagine déchaînées. Quelque part, quelqu’un attend quelque chose. Les transitions sont rapides, nous sommes dans une forêt tranquille, une matinée d’hiver, à l’abri des pins sombres. La voix nous dirige. La voix scande, la voix chante, elle s’échappe par moment pour camper ses pieds dans la terre, dans l’humus. Le soleil ne brûle plus, il n’existe plus d’autres sons que le chant et le clavier.
Palpitare del tempo / Sillabe di sangue
Le vent parfois s’invite dans le micro.
Une petite ville, des gentes qui sortent et s’affairent, des gentes qui s’agitent en tous sens, la nuit, profonde. Des lumières électriques de vapeur de sodium, jaunes, chaudes, une petite ville qui s’agite. On y vend des journaux, l’odeur d’une boulangerie, une bouche de métro, c’est bientôt la fin de l’année et nous sommes pressés.
Ses yeux brûlés par le soleil se sont clos, s’ouvrent quand la voix parle et se ferment quand la voix chante. Des percussions peut-être des marimbas.
Une chèvre s’autorise à donner de la voix, la chanteuse lui répond par un sourire puis nous propose une dernière chanson avant de passer à la suite. La chèvre continue de parler, un enfant nous traduit, le public rit.
Cette dernière chanson se fait en duo avec la chèvre. Un coq se met aussi dans la boucle. Les murs de marbre se fissurent, la nature revient autour de nous, le soleil tape de nouveau sur nos caboches et nos épaules.

Quelques papillons et une fourmi sur mon tee-shirt.

Je ressors de là, un peu étourdi, j’ai noté à toute vitesse, j’ai vidé la moitié de ma batterie. En me redressant je craque une vertèbre derrière la nuque et ma vision se trouble, quelque chose siffle et ce sifflement vient engourdir l’intérieur de mon corps qui se rapproche doucement du sol et rampe jusque vers les barnums : une bière et une clope, mon royaume pour une bière et une clope. Je me reprends, recharge, échange, Reda me parle de mon drôle de comportement, le nez sur le portable, c’est ironique d’essayer de prendre des notes quand il faudrait regarder ce qu’il se passe. Au même moment, un mouvement se fait, je prends la vague et suis vers l’intérieur.

La performance de Valentin a lieu dans le hangar à quelques pas des cuisines qui déjà s’affairent pour le repas du soir. Au fond de cette grande salle, dans un angle, une table a été disposée sur laquelle se trouve une sorte de tableau d’affichage noir. Valentin entre depuis le public, passe sa main derrière la boîte et l’allume. Une musique est produite par un petit moteur d’orgue de barbarie qui déroule sa partition comme une langue de carton perforée (encore des langues !), Caroline, une artiste sortie des bozar de Quimper l’année où j’y suis arrivé l’assiste dans l’éjection de cette langue rigide, accompagnant les zig et les zag de papier épais. Quelques secondes passent avant que l’inventeur ne démarre avec sa machine un étrange dialogue :
Bouton tonton
Gel Zel
Magie mazie
Crever creuser
La performance se termine quand la bande de l’orgue de barbarie s’épuise, c’est-à-dire sur une durée assez courte. Il regarde un point dehors et sort en suivant ce point sous les applaudissements. La rapidité du truc semble avoir troublé, autour de moi ça rumine un peu, ça se demande ce qu’il se passe et puis comme il semble ne plus rien se passer et que même Caroline qui tenait le crachoir à la machine s’en est allée tout le monde se dirige vers l’extérieur.

J’ai remis ma batterie extérieure à charger et je me suis pris une bière. Dehors les gentes lisent le texte de Carla publié par la revue Phylactère que je n’ai pas encore pris le temps d’ouvrir. On aperçoit la personne masquée de tout à l’heure, quelqu’un (qui ?) me dit que c’est Florian Steiner.

Au fond de la prairie se trouve un grand drap posé au sol, qu’on appelle la page, sur laquelle sont invitées les gentes à venir. On leur donne une autre page plus petite et surtout fluo sur laquelle est inscrite le nom d’un personnage. Je suis le roi Arthur, je place mon nom sur ma poitrine et découvre mes contemporain·e·s, je suis entouré par le Dr Gregg, Edmund Spencer, Lancelot, Sir Balin le savage, Caxton (une police de caractère), the Betsons of essex, Robin Hood, Thomas Bilney, Almendra, Michel de Montaigne, Mary Fytton, Liberation sans (une autre police) . Lui, Simon (en vrai, sir Thomas Malory) nous parle de ses recherches sur l’anonymat et de sa rencontre avec ce texte Anon de Virginia Woolf, un ensemble de notes prises par l’autrice dès le début de l’automne 1940. Le texte est en anglais, Simon dit avoir pensé sa lecture comme un karaoké et pour cela, il demande à 4 personnes de le rejoindre sur la page en précisant qu’elles pourront se faire remplacer à n’importe quel moment. L’assemblée est un peu timide, il se lance : La voix qui brisa le silence de la forêt était la voix d’Anon
Il lit et les lecteurices lisent avec lui, au début hésitantes leurs voix deviennent chorales.
Un enfant rit. Nous sommes à l’ombre des arbres, quand un lecteurice veut s’en aller iel lève la main et un.e volontaire se désigne pour lae remplacer.
Un enfant rit encore
Anon is only a voice
On distribue des popcorns dans le public.

Je ne peux pas rester jusqu’à la fin, je dois me diriger vers la forêt ou des convois se dirigent menés par Ondine et Kotomi. Je ne peux pas rester jusqu’à la fin, enfin ce que j’imagine la fin, puisque dès le départ Simon a joué cash en nous disant que cette lecture serait pensée sur un temps long (1h30-2h je crois). On m’a raconté plus tard qu’une grenouille était venue taper l’incruste sur la grande page, j’ai repensé au faucheux gravissant ma cuisse pour continuer sa course sur le dos d’une personne face à moi. Camille, assistant à la scène, avait placé sa main sur l’épaule de son amie :
“au fait, est-ce que tu as peur des araignées ?”
“non”
“tant mieux parce que tu en as une dans le dos”

On descend jusqu’à la forêt. Ondine et Kotomi en tête, toutes deux vêtues de grands impers et de grandes bottes en caoutchouc. Elles s’arrêtent avant l’entrée de la forêt et déclament façon Fight Club Green Camp les deux informations importantes à prendre en compte avant de les suivre.
1ère info on peut marcher à leur rythme ;
2ème info quand elles s’arrêtent on peut regarder ce qu’elles regardent.
On entre dans la forêt en file indienne. Nous nous arrêtons près d’un cours d’eau, elles descendent vers le filet d’une rivière qu’on entend ruisseler pendant que nous patientons dans un silence que ne trouble que les bruits de craquements de brindilles. Elles se mettent à scander ensemble des syllabes à plusieurs reprises entrecoupées de silence face au ruisseau. Cela dure quelques dizaines de secondes, puis nous repartons, je n’ai pas réussi à m’approcher suffisamment pour comprendre ce qui avait été dit. Une personne devant moi porte des talons et ses jambes sont nues, les ronces du sentier lui griffent la chair.
Nouvelle pause face à la nature encore, plus de ruisseau même si on le devine en contrebas. Elles patientent puis chantent en canon :
Dans la colline verte les couleurs superposées les oiseaux perchées se reposent sur l’arbre mort. C’est le monument central.
Nous repartons en fil indienne, encore des ronces, la personne aux jambes nues semble s’être résignée, quelques perles de sang glissent sur sa chair.
Un garçon à lunettes pose une question ; quelqu’un rit. Nous nous arrêtons devant la rivière dans laquelle se jette le cours d’eau. Elles nous rejoignent en passant par le ruisseau.
Voici la rivière / Qu’on ne peut pas traverser / Mais qu’est ce qu’on fait ?
Le chant monte en sons de plus en plus aigus, elles hurlent. S’arrêtent.
Elles nous remercient et nous proposent de remonter maintenant par nos propres moyens, l’enfant dit que nous nous trouvons dans un “cul-de-sac” on le félicite de connaître ce terme faisant l’impasse sur la prononciation enjouée du mot “cul”.
La pente qui mène de la forêt à l’entrée du festival est particulièrement raide, on la pratique les mains dans le dos et le nez vers le sol comme des manchots sur une banquise de macadam, certain·e·s plus malin·e·s se sont armé·e·s de bâtons. Charles me parle de ce que je fais, de ce que lui fait et de comment il aurait fait s’il avait dû faire ce que je fais, me confiant dans un souffle accentué par la raideur de la pente qu’il n’aurait sans doute pas su faire ce que je fais, ce qui me fait penser que je ne sais pas encore ce que je fais ni comment je vais le faire, que Charles me fait penser un peu à Stephen sans que je sache pourquoi mais que de penser à Stephen me plonge en arrière au lieu de me pencher vers l’avant (moi qui n’ai pas pensé à prendre un bâton pour me retenir) et que ce jeu d’équilibre entre passé/présent et descente/montée me file des vertiges.

Arrivé en haut, on m’accompagne dans la grande salle pour le retour de Valentin, de Caroline et de la boîte-machine-cheloue. Les deux premier·e·s compères arrivent et s’installent autour de la troisième dans une étrange impression de déjà-vu pas très lointain. Valentin allume son invention et se remet à lui parler tandis qu’en écho, cette dernière répète avec une voix nasale. Mais la machine semble récalcitrante à l’idée d’obéir à son créateur qui revient à plusieurs reprises sur des notions de plus en plus complexes : partant de syllabes pour aller vers des mots, puis des mots vers les noms et des noms vers des concepts.
Alice Alice
Jabberwocky ader acki
Cortana cortana
Mitsuku nid de coucou
La leçon se termine sur un nouvel échec, malgré les efforts manifestes fournis par cette intelligence artificiellement activée. La bande de l’orgue de barbarie s’expulse dans un ultime relâchement, il n’y a plus rien à en tirer : encéphalogramme plat, test de Turing à repasser. Valentin fixe vaguement le même point qu’il avait vaguement fixé tout à l’heure, il sort en suivant ce point tout vague sous une salve d’applaudissements. Et puis, comme rien ne se passait de plus, les un·e·s et les autres ont commencé·e·s à se mouvoir et à se déplacer, je reste un peu sur le banc de bois face au pylône central avant de me décider moi aussi à me lever et à sortir.

Dehors ça glougloute, derrière là-bas, ça fait du bruit liquide que je ne comprends pas. J’entend un truc, c’est clair, mais je pige pas ce que j’entend, c’est du liquide, c’est in-préhensible, je m’sens con, j’sais pas d’où ça vient alors j’erre. Je follow discret des petits groupes avec mon smartphone en guise de calepin, genre j’suis Tintin sans son Milou. J’vois des gentes qui se massent à l’arrière du hangar, dans un coin où personne ne va trop d’habitude. C’est un rideau de fougères, un rideau de fougères sèches qu’il faut franchir pour découvrir une table ronde faite avec une bobine de câble et de quelques chaises sur lesquelles des gentes se sont assix. Au fond de ce couloir me viennent les accords d’une musique, qui en ce lieu paraît irréel. Coincé entre la grange et le talus un autre rideau de fougères au travers duquel on peut voir le masque de cette étrange créature entr’aperçue tout au long de l’après midi : l’insaisissable humanoïde croisé oiseau tropical au long bec dont la tête désormais séparée du corps trône et me dévisage depuis ses orbites creuses. Son ancien porteur je ne le vois pas, caché par le rideau de fougères il tape sur ses fûts de batterie, accompagné d’une musique qui doit sortir d’enceintes. Il règne une ambiance de rituels, de secrets, de cabales. J’ai du mal à me rapprocher, il y a beaucoup de monde. Au travers des épaules, je fixe mon attention sur le masque qui me rappelle un peu celui des médecins de la grande peste. Je me décide à écouter d’un peu plus loin. Ma batterie se vide à toute vitesse. Assis en hauteur, face à la crèche, je profite de la musique et du ballet incessant des spectateurices qui se font des politesses à l’entrée du terrier de la créature secrète.

La nuit commence à tomber, on a mangé et joué avec une pâte de piment beaucoup trop forte pour mes fragiles papilles et maintenant, les fesses dans l’herbe fraîche et la langue brûlante, je me suis installé. Une scène a été créée dans la prairie et dessinée de lumières au milieu de l’obscurité. Matthieu Blond s’avance, son visage est peint de blanc et de noir imitation Ghost Face, il répète le tempo opéré en début d’après midi. Je vais lui piquer ce truc, je le sais, je le sens, faudra juste pas lui dire.
As blond as you want : sous titre mercure rétrograde
Pour Matthieu son histoire, enfin l’histoire qu’il veut nous raconter ce soir, prend place il y a 10 ans lors de ses études à Amsterdam, c’est là qu’il a rencontré Simon. Tout en se maquillant face au feu des projos qui doivent lui cramer les mirettes, il raconte les sempiternelles oppositions qu’on nous jouent souvent dans les écoldar mais pas que, entre perf et danse, entre un monde considéré comme réel en opposition à un monde joué, simulé. On sent bien que pour lui ça ne se passe plus là, la preuve d’ailleurs, c’était il y a 10 ans, faut suivre aussi. Mais bon ça marque, ça séquelle forcément un p’tit peu. Matthieu se prépare, il se métamorphose un peu cheapos, puis laisse la place à Tünae, alter ego Drag et championne en titre pour la déclamation de ses Astroèmes « Tu ne seras pas le roi du monde mais tu te seras bien amusée ». Rire, rire qui pique, rire aigu, rire glaçant. Puis s’ensuit une série d’incarnations diverses qui apparaissent en cascade sur la scène d’un opéra Garnier imaginaire, sous les hourras d’une foule pré enregistrée. Parmi eux, rien de moins que Beyoncé ou Anne Teresa De Keersmaeker. Une série de personnages qui glitchent ensemble, se mélangent, se contaminent et au travers desquels se dessine le questionnement du danseur autour de la copie des gestes, de qui copie qui, de qui a commencé à copier qui. On passe du corps à la voix, au rire encore de Tünae : saccadé, haletant, presque mécanique.
Prises sur le vif, mes notes ne ressemblent à rien, je laisse tomber le portable pour apprécier le spectacle. Après la perf je discute avec Tom, Simon nous rejoint une bière à la main et s’installe en bout de table, le menton posé sur le bois de la table, il nous partage ses souvenirs coincés entre réalité et fiction, de ce spectacle à l’opéra Garnier qui n’a sans doute jamais existé que dans cet instant que nous venons de vivre collectivement.

Nous sommes en train de finir nos verres, les membres de l’équipe du festival sont passés entre les tables pour distribuer des paires de bouchons d’oreille. Sarah me tend un paquet en me précisant que cela risque d’être utile pour le concert de Kristallroll. Un appel est fait pour que nous nous dirigions dans la grande salle où deux batteries ont été placées l’une face à l’autre. Je m’équipe en poussant fort de mes deux index ces petits plugs de mousse, une lumière rouge s’allume et le reste s’éteint, l’ambiance se transforme, j’entends le bruit de mon cœur battre fort dans ma poitrine, le reste est distant, diffus.
Le duo s’avance, s’installe, et le concert, joué en acoustique, commence.
Des peaux de cuirs sur les caisses / un feu artificiel rouge qui incendie les visages.
Autour de ce campement improvisé, des éclats de percussions, et les visages graves, concentrés du public. La musique se joue en écho, se questionne, se reprend, se répète en crescendo vers de plus en plus de complexité. Le concert pourrait être à ranger dans la catégorie de ces expériences sensorielles difficiles à raconter pour quelqu’un qui n’aurait eu la chance d’y assister : entre le rituel shamanique et la séance spirite. Des objets divers sont saisis et placés sous la trajectoire des baguettes qui les frappent en plein vol : des cymbales, des clochettes, des éléments métalliques divers. Mon attention se porte sur une personne, les cheveux blonds teints du rouge de la lumière, dansant frénétiquement, le corps connecté à la puissante matrice de sons et d’éclats qui explose en plein vol avant de se taire quelques instants, puis, comme en écho, les applaudissements de la foule, désordonnés et chaotiques.
Quand le calme revient je retire mes bouchons, en me dirigeant vers la sortie, je croise Marie qui me tend la main pour que je frappe dedans, je comprend à côté en pensant qu’elle veut que je la relève et la hisse vers moi.

C’est la dernière performance de la soirée askip, enfin le dernier temps avant la traditionnelle boomboomboom : il fait nuit noir et il est 1h du matin, ça caille un brin malgré les couches superposées. Le ciel explose de p’tites étoiles distantes, je me dis (et je me note pour plus tard, c’est à dire maintenant) qu’il ne faut pas que j’oublie de parler de la qualité du ciel, purgé de pollutions lumineuses, qui nous permet pendant quelques instants (entre deux nuages) d’apprécier les étoiles. Nous nous installons en face d’une projection sur une palissade en bois, un carré de lumière bleue sous lequel deux chatons jouent à se sauter dessus en miaulant. Une vidéo démarre, des allumettes dessinées en 3D s’empilent les unes sur les autres au rythme de la musique. Une colonne sans fin qui longe les lattes de bois de la porte coulissante qui ferme la grange. Chaque allumette, en se superposant à l’autre, crée un hoquet dans la musique, tantôt nous les perdons presque de vue tant la distance parcourue semble infinie, tantôt un close up plus précis nous rebraque sur elles. Arrive Aske, dans sa blue jacket, il se tient droit, le regard dans le vide au-dessus de nous, le corps figé, statique, inflexible. Je repense à Tom qui m’avait dit avoir vu quelques trucs de Aske avant de venir et de son excitation presque en portafaux avec ma façade neutre -je ne sais rien de ce qu’il va se passer- je me demande ce que ça change au fond, de savoir ou de ne pas savoir. Je suis là, accroupie dans l’herbe humide et je fixe un mec en imper. D’autres comme moi, comme Tom, fixent également ce gars en imper, certain·e·s savent ou se doutent, d’autres non, c’est ce qu’on fait ensemble, c’est notre participation : on partage ce moment de fixage, on fixent et on ne dit rien en se bâillonnant avec nos clopes, nos verres ou nos mains. Aske reste immobile, on est toustes immobiles. Soudain, sans prévenir, ses bras se tordent, dessinent une série de gestes répétitifs, très précis dont les récurrences sont calquées sur un tempo métronomique un peu jump style. Les mouvements s’intensifient, poussent, poussent les limites de l’environnement acoustique jusqu’à le crever et que la musique s’arrête. Le silence retombe pendant quelques instants, sans aucun autre bruit que celui de sa respiration qui se contracte et s’intensifie à mesure de l’enchaînement de ses mouvements frictionnant sa blue jacket, le corps d’Aske s’épuise sans que son visage ne le trahisse. C’est beau, je sais pas ce que je fous là, j’ai froid, j’ai sommeil, mais c’est beau.

A la fin, je me dresse et déambule un peu dans la boomboomboom, j’arrive pas à super sociabiliser, je me sens pas, et j’ai l’impression de véhiculer un drôle de feeling alors je m’éclipse discretos jusqu’à ma voiture-couchette avec en fond lointain, diffus les bruits de la teuf dans le vallon.

Jour 2

Le réveil picote, je suis parmi les premiers levés du camping, je prends une photo pour Clem et Edmée que je leur envoie et je file faire une escapade technique aux sanitaires.
Quand je m’installe c’est pour entendre le bruit de l’eau de cette espèce de gros tuyaux derrière l’accueil qui crache en permanence dans une mare de roseaux. Les moutons broutent au champs, les poules poulent, les tourterelles roucoulent et un cheval fait pfrrrt. Je suis allé m’asseoir à la place que j’occupais hier en arrivant, la rosée a déposé une fine pellicule sur les bancs bleus. Je profite de ce temps de calme pour reprendre pied dans mes notes de la veille. On entend quelques voitures au loin. Le coq chante (ça doit être relou d’avoir un coq). Je profite de cette longue pause avant de redémarrer pour me carburer au café. Au petit déj, nombreuxses sont celleux qui me racontent l’expérience de sons perçus ce matin depuis leur tente, entre le sommeil et l’éveil, des sons comme ceux qu’on imaginerait entendre depuis un sous-marin.

J’ai pris deux cafés, des tartines de confitures rouges qui dégoulinent sur les doigts avec du beurre évidemment et des abeilles par dizaines à repousser pour ne pas les croquer. On s’est réunis dans la prairie, chacun·e semblant particulièrement apprécier en cette douce matinée de pouvoir s’allonger dans l’herbe.
Une scène carrée, constituée de deux plateformes jointes ensemble a été placée sur un pan incliné faisant immédiatement penser à une sorte de plongeoir. Aske arrive, comme la veille mais cette fois-ci sans son k-way bleu et puis sans musique aussi, marchant droit devant lui, fixant un point au-dessus de nos têtes, il s’installe sur la plateforme. C’est marrant de fixer au-delà de celleux qui te fixent, genre toujours un peu au-dessus de nos sommets de crânes, Valentin aussi l’avait fait la veille. C’est sans doute une histoire de concentration, de ne pas croiser un regard qui pourrait décontenancer.
Comme hier, Aske commence à opérer une série de gestes, se frappe du plat de la main tandis qu’un pas chasse sur la gauche avant de revenir se planter droit dans l’alignement du corps. Puis ses jambes se dressent l’une après l’autre à la perpendiculaire de son bassin, les bras ballants, les épaules tombantes, il avance sans avancer, comme coincé dans un pattern de jeu vidéo qui se serait mis à planter, il répète le geste, encore et encore, apportant petit à petit quelques subtiles modifications qui finissent par transformer complètement la première phrase esquissée avec son corps. Une nouvelle fois, son attitude est neutre, seule sa respiration de plus en plus forte et marquée semble le trahir et il finit, épuisé et souriant, par s’effondrer sous les applaudissements un peu plus loin dans l’herbe.

Une mer de paille, une litière en fait littéralement, ça tombe bien puisqu’on est dans la crèche, quand on marche dessus c’est moelleux comme un matelas, comme rentrer dans un grand lit. Charlotte invite les gentes à venir la rejoindre, elle est assise au milieu de la grange sur un petit banc de bois, quelques personnes sont venues se blottir dans le fond, je me joins à elleux, d’autres nous fixent depuis les bancs qui donnent sur l’unique entrée et sortie. Charlotte réitère son invitation à quelques personnes hésitantes et des enfants se précipitent, trop contenx qu’on leur propose de franchir ce qui pouvait ressembler à un interdit, puis elle se concentre et nous lit une histoire. C’est l’histoire d’une géante qui passait par-dessus sa maison. Soudain tous les éléments se recoupent : ces géantes issues des peuples de grands mammifères marins sorties d’eau il y a des millénaires et petit à petit venues sur terre pour finir bipèdes. Ce sont ces géantes qui ont été entendues depuis les tentes du camping ce matin au lever du soleil (plus tard, lors d’une discussion au milieu de deux tartines à la confiture, d’un café queen-size et de trois escadrons de guêpes déter, Charlotte me racontera que ces enregistrements étaient en fait des bruits de baleine et de rots qu’elle avait ralenti au maximum). Ce sont les géantes qui ont laissé des traces de pas près de la scène où dansait Aske. Les géantes ne se montrent pas directement, elles sèment des indices de leur présence. À l’occasion d’une promenade en forêt en quête de mûres, Charlotte dit avoir croisé une de ces géantes qui fascinent autant qu’elles effraient celles et ceux qui en parlent. Restée immobile sur un tronc d’arbre, elle s’est laissée approcher et a passé sa nuit allongée près d’elle avant de se réveiller seule au petit matin.

Valentin est assis sur un banc au fond de la prairie qui elle est au fond d’un vallon qui forme comme un genre de petit amphithéâtre naturel. Vêtu d’une grande chemise de flanelle rouge, il tient sur ses genoux une marionnette faite dans ce que je crois être un manchon d’isolation en polyéthylène avec des yeux, ce qui n’est a priori pas franchement banal pour un manchon d’isolation en polyéthylène surtout quand ces manchons ont des yeux comme celui-ci et que celui-ci, en plus d’avoir des yeux, a le bas de la mâchoire relié par un fil à la main droite de Valentin qui tient de son autre main (c’est à dire la gauche) un cigare fumant qui ne semble franchement pas du tout à son goût. Après quelques vapotes le manchon prend la parole, parle des épitaphes, enfin surtout d’anticiper son épitaphe pour ne pas laisser aux autres le soin de la trouver à notre place. Ce manchon érudit n’est pas avare en anecdotes : il nous parle de Jacques II de Chabannes de La Palice, mort en 1525 lors du siège de Pavie, en Lombardie, aux côtés de François 1er. Il nous parle pas tant de Jacques II de Chabannes de La Palice mais surtout de sa veuve (impossible de retrouver son nom) qui fit écrire ces mots sur sa tombe ramenée en France : « Hélas, La Palice est mort, il est mort devant Pavie, hélas s’il n’était pas mort, il ferait encore envie. » Il nous parle aussi d’un poète, Bernard de la Monnoye qui fit exprès de confondre le « F » et le « S », deux siècles plus tard. Cela donna « s’il n’était pas mort, il serait encore en vie » et inventant par le même coup la première Lapalissade. Le manchon nous expose ses conclusions, notamment que toute épitaphe devrait être avant tout une affaire de vivant et en ce cas : comment concevoir une épitaphe pour l’humanité toute entière ? Et qui pourrait bien écrire celle-ci ? Des tardigrades dressés durant des siècles et des siècles à cette seule fin ? Non, plutôt que des tardigrades, une sorte d’égoïsme collectif qui consisterait à imaginer chacun son épitaphe de son vivant et ce afin que l’humanité entière dispose d’une épitaphe et donc se passe de tardigrades.

Conçois ton épitaphe de telle sorte qu’elle puisse devenir une épitaphe universelle
En me relisant je me rends compte que je n’avais pas pensé à la proximité entre ce que j’avais pu voir ici et ce que j’avais pu lire là-bas, cette proximité c’est la lecture de “Ce que Sylvère Lotringer n’écrivait pas”, un entretien mené par François Aubart & Piron dans lequel l’éditeur de Semiotexte parlait de son auto-interview sans public produite en 1985 pour lui et deux magnétophones “Les confessions d’un ventriloque”, ça me revient alors j’en parle, sûrement parce que j’ai faim aussi et que mon ventre à sa manière cherche à me rappeler quelque chose.

Après le repas je suis allé m’isoler dans le bout du camping 2, la prairie est presque vide à l’exception de quelques festivaliers et festivalières en quête d’un endroit où se reposer pour mieux digérer le sublime effiloché de porc du repas de midi. Une autre performance va démarrer, j’entends là-bas qu’on appelle à l’enceinte. Le vent souffle dans les arbres qui, même si je leur tourne le dos, me laissent user à loisir de leurs ombres précieuses. J’ai un peu sommeil, sans doute aussi la flemme, rester le nez dans mes notes me bousille un peu le capital social-sympathie, je me sens solitaire. A quelques pas plus loin, un corps roupille sous le soleil, je tire une tige depuis la terre et la glisse entre mes lèvres avant de me redresser, frotter mes fesses pour en faire glisser les fragments de prairie qui s’y seraient collés et revenir mollement sur mes pas.

Un tableau façon paperboard, une voiture de la com’com et le vent qui s’invite dans la partie et qu’on entend souffler dans les enceintes posées de part et d’autre de la scène. Pauline s’avance au centre, et commence sa conférence sur le klaxon depuis ses origines à nos jours à travers ses fonctions, ce qu’il véhicule (sans mauvais jeu de mots), ce qu’il dit de notre état d’esprit depuis le je t’aime des voitures du Caire (où l’artiste habite) à la malle postale et son cor, en passant par le design sonore, la langue adamique (dont le klaxon qui est le seul élément d’une voiture à ne pas être modifié serait une forme de résurgence, un écho de cette monolangue des premiers temps).
Et à travers une série de chapitres tous nommés comme suit :
Je vais vite
Rage sur la route
Quelque chose
Egalisator
La grande fatigue linguistique
Autoroute des émotions
Je suis ici
(jeu)
J’avais scrupuleusement reproduit les différents exemples proposés lors de cette conférence, les rangeant bien comme il faut dans les différentes cases-chapitres que vous avez pu parcourir ci-dessus. A la relecture je me suis rendu compte que le résultat, en plus d’être particulièrement déceptif (comment rendre compte de tout ce qui a été dit ?), manquait par moment de justesse et risquait même carrément de casser le propos de son auteure. Je ne sais pas vraiment ce qui m’a poussé à laisser ces notes en suspens pendant plus d’un mois, avant de me décider aujourd’hui à les supprimer ? En guise d’élément de réponse, je me suis rappelé avoir eu la chance d’assister à la répétition menée la veille de l’ouverture du festival, le jour 0. Pauline avait présenté sa conférence avec à ses pieds, pour l’aider, des feuilles A4 sur lesquelles devaient se trouver ses notes. Je me demande si ce mélange d’images n’a pas influé sur ma manière de vouloir rendre compte de cette conférence-performée. J’ai peut-être essayé de faire à la manière de, ce qui n’était pas une bonne idée. Ce qu’il y a de bien, en revanche, avec les mauvaises idées, c’est qu’elles ont l’avantage, surtout quand on écrit, de pouvoir s’effacer. En laissant ces descriptions plus ou moins précises des propos tenus, j’avais sans doute essayé de m’approprier le contenu, mais c’est un peu comme réécrire par dessus un film, limite ça peut être intéressant, mais ce n’est clairement pas le sujet. J’ai donc fait le choix de supprimer toutes les annotations que je m’étais appliqué à noter, de cette coupe drastique je n’ai retenu que cette phrase, puisqu’elle en dit suffisamment long tout en restant complètement opaque sans aucun contexte supplémentaire : “peut-on caresser quelqu’un avec une pelle ?”.

La dernière partie de cette conférence est un jeu : nous avons toustes avec nous un flutiau, un flutiau taillé dans des sections de bambous plus ou moins longues et plus ou moins grosses. Ces flutiau, nous les avons récupérés avant le départ de la conférence dans le coffre de la voiture de la com’com et nous avons pour consigne de nous en servir comme unique moyen d’expression. C’est le jeu que Pauline a nommé du “Je suis ici” : chacun·e se disperse dans les environs du festival et au signal donné (un coup de klaxon) nous avons pour consigne de nous retrouver en n’utilisant que le simple son de notre flutiau.

Et puis la récré se termine, on part manger une crêpe pour le goûter, certain·e·s prennent une bouteille de cidre pour la partager, moi j’ai plus un rond dans mon porte-monnaie et la batterie qui tremblotte dans mon téléphone. Je retourne dans le container, remettre un peu de jus quand j’entend un appel, cette fois-ci nous nous dirigerons vers la crèche.

Chemise blanche et pantalon noir, Radio Hito a quitté le synthé de la veille et s’est armée de patins à roulettes amplifiés. Dans ce décor où ce matin encore Charlotte Beltzung nous contait sa rencontre avec une géante, la musicienne Y.-My Zen Nguyen glisse au travers de l’espace, revenant au profit d’un patinage circulaire vers sa table de mixage pour adapter la sensibilité des micros placés à l’avant de ses rollers. Le bruit des roulettes sur la dalle de béton, habituellement presque imperceptible, se fait omniprésent, inévitable, trituré par une palette d’effets qui rendent les déplacements de la musicienne tantôt tonitruants, tantôt étirés, presque ralentis. On m’a raconté après que Florian, l’oiseau caché derrière ses fougères, avait joué en échos, prenant les sons enregistrés par Zen pour les renvoyer depuis sa tanière, à quelques pas de là.

Dans la prairie du camping numéro 2 où nous avons été conduit·e·s, nous retrouvons le duo Kristallroll qui se sont éloignés l’un de l’autre par rapport à hier soir, physiquement en tous les cas, en se mettant à distance pour éprouver leur sonorités à la mesure du lieu investi. On distingue, depuis les hauteurs, 4 spots fait d’un pied et de cymbales, le duo les fait vibrer, chacun s’employant à se diriger d’un point à un autre en de longues salves qui font penser au bruit que pourrait faire un troupeau d’alpage épileptique. La musique résonne dans le vallon et se déplace. Au centre une batterie les attend, un peu plus haut, proche de nous, des éléments hétéroclites et deux caisses claires camouflées sous des mottes de terre fraîchement remuées. Un des deux membres du duo (tandis que l’autre boucle sur une partition grosse caisse, caisse claire et cymbales) tourne autour de ce point central une enceinte à la main, diffusant un genre de bruit blanc, je demande à Thomas ce qu’il pense que c’est il me répond « soit une machine à coller le goudron sur les routes, soit un avion » en le voyant s’approcher de nous je m’imagine un compteur geiger ou une petite radio.
Ils se rassemblent autour de la batterie éclatée et se mette à jouer dessus avec des bouts de métaux, on dirait des orpailleurs, des plongeurs bourrés incapables de tenir un couvert, ils cassent des branches de bois sur leurs instruments, tordent des câbles, balancent des pelletés de terre, de la flotte, s’agitent de plus en plus entre recherche d’un son et pugilat dans la boue, un des deux s’arrête soudain, l’autre l’imite, ils nous regardent et disent “merci”. Un peu plus tard et pour clôturer le festival nous entendons depuis la route qui part de la forêt pour remonter vers le parking un vacarme terrible : c’est une voiture noire qui grimpe la côte, derrière elle est attachée une batterie qui se déglingue sur le bitume.

Le festival se termine sur cette dernière intervention apocalyptique, on se dit au revoir, on s’embrasse, on se promet de revenir rapidement (au moins l’année prochaine), je rentre chez moi sur la pointe des pieds et quitte le festival avec le téléphone pleins de souvenirs, de photos et de notes. Je longe les fourrés que la nuit dernière j’avais arpenté à la lueur de ma torche, éclairant malgré moi des paires de diamants dans les herbes folles et je me sens plus riche : si sur la route il n’y a plus aucun diamant, ils sont ce soir dans ma poche.