— Messe en abîme
Concert





Un serpent est mort tout sec entre les tas d’herbe fauchée. Son corps a gardé la forme de ses ondulations et sa tête est un peu dressée vers le haut, il est figé en mouvement comme s’il avait été foudroyé par un éclair qui ne brûle pas.
Dehors dans le champ du haut, il y a le concert de Turner Williams Jr. Il est tout seul, assis sur une chaise, avec un instrument à corde posé sur les genoux et deux enceintes autour de lui. Il paraît que c’est un instrument japonais inspiré d’un instrument indien inspiré d’un instrument européen ou quelque chose comme ça. Nous nous asseyons dans le champ que le soleil a séché. Turner Williams Jr porte un bob à larges bords qui est du même vert argenté que les bouleaux sur la colline derrière. Le bob oscille au-dessus de l’instrument et des genoux de Turner Williams Jr, comme une grande plante. On ne comprend pas très bien ce que font les mains de Turner Williams Jr sur l’instrument. Elles montent et descendent et glissent et ça fait de la musique qui plane au-dessus de tout le monde. On dirait que la musique entoure tout jusqu’à l’horizon, elle nous permet de voir les détails de l’infini du paysage. Elle s’étale en nappe jusqu’à la forêt. Turner Williams Jr est la seule figure humaine dans notre paysage, jusqu’à ce que sa tête ressemble à celle d’un arbre. Le vent ne fait aucun bruit, on ne voit que ses effets, comme les feuilles des bouleaux derrière qu’il fait clignoter. Est-ce que les insectes écoutent Turner Williams Jr eux aussi ? La musique passe d’une enceinte à l’autre et elle emmène le paysage avec elle, le paysage et la musique balancent de gauche à droite et de droite à gauche. Tout oscille avec la musique, le bob de Turner Williams Jr, les cimes des bouleaux, le vallon tout entier. La musique et le paysage deviennent la même chose. Il y a des basculements, des changements d’échelle. Notre regard se déplace et monte plus haut au-dessus du champ, au-dessus de la forêt derrière et le ciel bleu prend de plus en plus de place devant nos yeux avec Turner Williams Jr tout en bas sur la ligne d’horizon. Les nuages et le soleil ondulent aussi. Des fois, le bob de Turner Williams Jr joue une autre musique que celle qu’on entend, il oscille en avance comme si la musique le traversait en premier. Ça permet de voir la distance entre lui et nous, puis entre Turner Williams Jr et le bord du paysage. La distance s’allonge et se rétrécit et s’étire et se ramasse comme une pâte. Mais Turner Williams Jr tourne le dos à tout ça. Si le bob se relève et que Turner Williams Jr regarde devant lui, c’est nous qu’il voit. Turner Williams Jr n’est pas chef, il fait simplement partie de l’orchestre-paysage. C’est comme si la musique de Turner Williams Jr ne pouvait pas exister ailleurs qu’ici. Un unique chaton blanc d’une plante inconnue passe au-dessus de nos têtes et suit les ondulations de la musique. La musique de cordes se transforme progressivement en musique de klaxons. Elle ne plane plus, elle façonne plutôt. Elle avance et taille. Elle n’enrobe plus, elle s’insère entre les éléments. Elle dompte. Les chatons multiplient et ils se ruent au-dessus de nous vers Turner Williams Jr. La musique se transforme en animaux qui lèvent la tête en criant. Le vent arrache le bob de la tête de Turner Williams Jr qui tire et pince des cordes tendues invisibles à travers la prairie. Turner Williams Jr continue encore un peu la tête nue et puis il dit : “Je n’ai pas de fin, je fais 40 minutes”. Nous applaudissons Turner Williams Jr et le paysage, qui n’a pas de fin non plus.